mercredi 1 mai 2013

TVA, revenu de base, robotisation : la transition laborale

Le triptyque de l’économie de demain

Il y a d’ores et déjà trop d’humains par rapport à la quantité de travail nécessaire[note]. Nous sommes entrés dans une phrase de transition laborale[note], où l’offre de travail est structurellement inférieure à la demande de travail ; dit autrement, il y a davantage de demandeurs d’emploi que d’offres d’emploi ; le chômage est de masse et structurel. Cette transition ne prendra fin que quand nous aurons réinventé notre occupation du temps autrement que par le travail. Cette réinvention est déjà en cours, à travers la « civilisation des loisirs », mais elle est encore insuffisante – elle n’arrive pas assez vite par rapport à la vitesse de réduction de l’emploi. Le timing, toujours le timing…

D’où vient ce chômage de masse ?

L’origine du chômage de masse


La démographie — moins d’une personne pour une personne

Comme nous l’avons dit, ce chômage de masse provient d’une part du fait que nous sommes si nombreux que tout le monde n’a pas besoin de travailler ; il est bien connu quand dans une société de vertébrés, il faut moins d’une personne pour pourvoir aux besoins d’une personne ; mis bout à bout, ces « morceaux de personnes » finissent par libérer une personne, puis dix, puis cent, de la nécessité de travailler.

Cependant, ceci est loin d’expliquer l’ampleur du phénomène. Plus importants encore que la démographie sont deux autres facteurs : la hausse de la productivité et l’esclavage.

La productivité — davantage de travail par personne

Le système de l’économie capitaliste a développé la concurrence, un système d’évolution darwinienne appliqué à l’économie — le plus rapide, le moins cher, le plus efficace, le plus proche… celui qui dispose d’un avantage concurrentiel emporte la plus grosse part du gâteau. Obtenir un tel avantage nécessite d’accroitre la productivité. Plusieurs méthodes permettent d’y parvenir : l’organisation scientifique du travail (taylorisme et ses implémentations, le fordisme et le toyotisme), l’ergonomie, les encouragements aux travailleurs… Plusieurs secteurs des activités humaines ont vu leur rendement tripler rien qu’au XXe siècle – même s’il semble que l’explosion de la productivité est derrière nous, conséquence d’un monde plein et fragile.

L’esclavage — moins de personne par travail

La vérité est que la civilisation a besoin d’esclaves. Les Grecs avaient raison. Faute d’esclaves pour accomplir le travail sale, horrible ou inintéressant, la culture et la contemplation deviennent quasiment impossibles. L’esclavage humain est mauvais, peu fiable et démoralisant. C’est de l’esclavage des machines que dépend l’avenir du monde.

Dès homo habilis[note], l’outillage a largement contribué à l’amélioration de la productivité humaine, lui permettant souvent non pas seulement d’améliorer, mais même de rendre possible une activité ou une implantation. Ainsi, avant l’invention de l’habit, bien des territoires étaient trop froids pour l’homme. Avant l’invention de l’écriture (qui nécessite des outils), l’information ne survivait guère au passage du temps et toujours de manière déformée. Et les Révolutions industrielles ont inauguré l’ère de la production de masse.

Les outils les plus perfectionnés que nous ayons, les ordinateurs et les robots (la frontière entre les deux étant plus ténue qu’on le pense) sont dotés d’une qualité que l’on rencontre très rarement dans les outils plus primaires, y compris les machines-outils : l’automatisation. En effet, tout comme un esclave humain, un robot n’a pas besoin, une fois qu’on lui a donné les instructions que quelqu’un soit derrière lui pour lui faire accomplir chaque action. Actuellement, les usines du japonais FANUC Corporation, un leader mondial dans la fabrication de robots industriels, fonctionnent trente jours sans intervention humaine, sans lumière ni air conditionné (Null et Caulfield 2003).

Combien de travailleurs en moins dans une telle usine (même en prenant en compte les techniciens et ingénieurs de maintenance) ? Combien en moins dans le monde entier ? Surtout en prenant en compte qu’un robot ne dors pas, ne mange pas (sauf de l’électricité, mais sous « perfusion »), ne fait pas de pause, demeure de vigilance constante, ne se plaint jamais et ne pose pas les problèmes éthiques de l’esclavage humain.

La persistance de la valeur travail

Ces trois causes, et probablement d’autres, expliquent en grande partie que nous ayons de moins en moins besoin de travailler — et la conquête de l’espace, des océans ou de la virtualiténote, tous des univers hostiles, ne se fera probablement pas sans une intervention massive des robots, ce qui fait que même si le monde n’était plus plein, le chômage de masse ne partirait pas.

Le travail fait partie de notre vie depuis tant de millénaires que nous avons adapté notre société à sa présence. Nous avons rationalisé son existence, nous l’avons justifié. Tout comme la mort, l’acceptation du travail est une rationalisation. Les religions ont sacralisé le travail, le justifiant pour une pomme croquée ou autre pêché originel. Les sociétés honnissent ceux qui ne travaillent pas, les reléguant à des moins-que-rien — ce n’est que depuis peu qu’un engagement associatif est accepté socialement, surtout s’il vient en supplément et non en remplacement d’un travail.

Ainsi, le travail est avec nous depuis si longtemps que nous ne pouvons envisager sa fin. Une part de moi s’y refuse d’ailleurs : en fervent adorateur de l’épreuve du temps, j’ai du mal à imaginer la fin d’un paradigme multimillénaire. Le travail ne disparaitra pas ; en revanche, il pourrait muter considérablement.

Des solutions ?

Changer de paradigme

Le travail est considéré comme la principale source honorable et fiable d’argent. Les gains aux jeux sont par trop exceptionnels, de même que les héritages, les allocations diverses sont vues comme honteuses, car dérivant d’un assistanat. La vie sans argent est très largement minoritaire dans les sociétés industrialisées, étant réservée à des individus isolés dans la campagne et vivant en autosuffisance. Le troc, quant à lui, refait surface pour faire face à une situation de crise, mais il reste une solution « de secours », car il ne peut gérer que des échanges de faible complexité, ne peut que difficilement gérer l’équité des échanges ou même s’étaler sur de grandes quantités de personnes — hormis un retour (pas si invraisemblable que ça) à des structures tribales, le troc ne peut rester que minoritaire.

Depuis quelques années, une proposition prend de plus en plus d’importance : celle du revenu de base.

Le revenu de base

Le revenu de base est un revenu INCONDITIONNEL, versé DÈS LA NAISSANCE et CUMULABLE avec tout autre revenu.

Le revenu de base[note] cherche à découpler travail et rémunération. Il a des origines à la fois philosophiques et économiques.

Au niveau philosophique, il part du constat suivant : la société a le devoir de garantir un niveau de vie décent à sa population ; on ne peut vivre décemment sans argent ; la principale source de revenus qu’est le travail est en train de se tarir ; il faut donc trouver une autre source pérenne de revenus que le travail. Bien sûr, on peut remettre en cause chaque assertion (la société a-t-elle le devoir de garantir un niveau de vie décent aux citoyens ? peut-on vivre sans argent ? comment relancer le travail ?), mais ce n’est pas le sujet ici. Le revenu de base propose de verser à chaque citoyen une somme suffisante pour vivre.

Au niveau économique, le raisonnement est : les différentes aides directes ou indirectes de l’État coûtent déjà beaucoup, soit en numéraire, soit en complexité, soit en mal-être (être considéré comme un assisté) et ses conséquences sur la santé. Le revenu de base ne coûterait pas plus cher que la situation actuelle.

Un point fondamental de ce revenu est son inconditionnalité[note]. Même un enfant y a droit (généralement, il a la moitié de l’argent d’un adulte). La distinction entre actif et non-actif disparait ; un retraité, non-actif gagne autant qu’un adulte (inversement, un mineur actif gagne comme un mineur, pas comme un adulte). Ainsi, une personne dans le besoin y a autant droit qu’une personne riche. On pourrait arguer qu’une personne riche n’en a pas besoin et c’est vrai. Mais le surcoût engendré par l’attribution d’un revenu de base aux riches est largement moins pénalisant que celui qu’entrainerait le stigmate social d’être « un assisté ». Certes, ce point ne disparait pas totalement, car cet argent doit bien venir de quelque part (de ceux qui travaillent beaucoup) ; mais il réduit quand même beaucoup la stigmatisation. L’inconditionnalité réduit grandement l’ostracisation et la complexité, deux facteurs importants de coûts indirects.

Enfin, ce revenu de base est, justement, un revenu de base. C’est-à-dire qu’il est cumulable avec un autre emploi. Cet emploi n’étant pas indispensable mais agréable (l’argent du revenu de base couvre l’indispensable ; un travail en sus permet d’avoir plus d’argent pour faire plus de choses), les négociations à l’embauche prendraient un tout autre tour. Et inversement, les licenciements pourraient être grandement facilités, puisque la personne n’a pas besoin de cet emploi pour vivre. L’Inde envisage de généraliser le revenu de base (cash transfer) à l’ensemble du sous-continent (amis sans l’inconditionnalité). Un pari risqué, vu les nombreuses oppositions qu’il rencontrera. Inutile de vous dire que je place de grands espoirs dans ce système.

Un financement simple et suffisant : la TVA

Une idée pour financer ce revenu est d’utiliser exclusivement la TVA.

Actuellement, les prélèvements sont éclatés dans des myriades d’impôts directs et indirects, avec des brouettées d’exonérations et autres niches fiscales. Les conséquences négatives sont nombreuses : complexité coûteuse tant en terme de calcul et de vérifications (lesquelles nécessitent des salariés juste pour ceci et font que personne ne sait vraiment combien il paiera, source d’anxiété) et nombreuses occasions d’évasion fiscale ; fort coût du salariat ; encouragement à la délocalisation…

Une taxe unique, la TVA (qui serait bien plus élevée qu’actuellement), permet de faciliter le salariat puisqu’il n’y a plus de cotisations patronales ou salariales et de développer un impôt plus juste ; vous ne payez que ce que vous consommez. Les riches consomment beaucoup, donc payent beaucoup ; les pauvres consomment peu donc payent peu[note]. Comme la taxe est payée là où l’on consomme et non là où l’on produit, la tentation de la délocalisation est plus forte. Quant à la critique principale de la TVA, cet « impôt injuste » parce qu’il fait payer aussi cher la baguette de pain à un affamé qu’à un riche, elle est contrée par… le revenu de base !


Les reproches envers ce modèle

Bien évidemment, ceci n’est pas parfait : d’une part, une forte TVA encourage la consommation, ce qui ne peut que déplaire aux opposants de la société de consommation. D’autre part, maints intérêts corporatistes, tous enclins à préserver leurs petits privilèges, se dresseront contre une telle TVA.

D’autre part, on considère ce modèle inapplicable car il nécessiterait une gouvernance mondiale (pourtant, entre un produit produit dans un pays à bas prix des salaires et un pays produit dans un pays à salaire normal mais sans aucune taxe sur la fabrication, il n’est pas sûr qu’on continuer à « acheter étranger »).

Enfin, le concept même de revenu de base hérisse souvent les poils : on considère encore souvent que l’argent doit se mériter, comme si les gens qui gagnent vingt fois plus travaillaient vingt fois plus dur ! Enfin, j’entends beaucoup dire que si les gens ne travaillent pas, ils ne feront rien de la journée, ils seront oisifs, décérébrés… C’est faire peu de cas de l’engagement associatif. On comptabilise trop peu souvent les résultats de ce « travail dissimulé légal » qu’est le bénévolat. On manque de visibilité et du coup, on est soupçonneux

Tentative de conclusion

Le système revenu de base + TVA a à mon sens un énorme avantage : la simplicité. Ma mentalité d’ingénieur m’a appris que plus quelque chose est complexe, plus il est susceptible d’être cassé, détourné, couteux… De plus, l’entrée imminente dans un monde d’esclaves robotiques nécessite de repenser notre rapport au travail, ce qui est d’autant plus difficile que ce modèle existe depuis des milliers d’années.

On peut commencer par remplacer la sacralisation de la valeur « travail » par la sacralisation de la valeur « engagement ». Pour ce faire, comptabiliser la valeur financière de l’engagement associatif (par le procédé de la « comptabilité virtuelle », où charges et dépenses de cet engagement associatif sont équivalents et donc ne changent rien au résultat final) et l’équivalent en argent de la complexité et des risques psychosociaux. Et je terminerai avec cette citation du Le Petit Prince :

Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel. Elles ne vous disent jamais : « Quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu'il préfère ? Est-ce qu'il collectionne les papillons ? » Elles vous demandent : « Quel âge a-t-il ? Combien a-t-il de frères ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ? » Alors seulement elles croient le connaître. Si vous dites aux grandes personnes : « J'ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit… » elles ne parviennent pas à s'imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J'ai vu une maison de cent mille francs. » Alors elles s'écrient : « Comme c'est joli ! »

Entre le moment de la rédaction de cet essai et sa publication, j'ai découvert Robotique, emploi et modèle social, une excellente réflexion qui va dans le même sens que moi. Je vous encourage à le lire, il est très complémentaire !

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